Quatre. Elles étaient quatre à devoir se retrouver sur la colline de l’arbre mort, en bordure de la plaine de Mérunes. L’unité de combattants Vorozions qu’elles avaient infiltré, se retrouvant bien commodément aux mains des officiers commandants le bataillon, était tombé sur de l’imprévu. Un haut dignitaire Derigion avait du décider que la plaine de Mérunes devait finalement être défendue, ou bien il s’agissait encore d’une erreur d’affectation provoquée par la pieuvre agonisante qu’était l’administration de la capitale du continent. Toujours est-il qu’à la grande surprise des Vorozions, un détachement de Phalanges d’élite avait quitté sa garnison de Pôle pour venir prêter main forte aux troupes régulières… Bien que les Derigions aient fini par plier sous le nombre écrasant des forces Vorozions, tous les officiers du bataillon principal avaient été tués et les Armes-Dieux s’étaient retrouvées entre les mains des mercenaires composant les bataillons d’appui que les Aenestors avaient du appeler en renfort.
Qu’importe, les Armes n’avaient perdu que peu de temps, avaient retrouvé des Porteurs aux compétences martiales bien suffisantes, et jouissant certainement de plus de libertés que des officiers d’active pour accomplir leur mission.
Gargant, la grande hallebarde dont on disait qu’elle flétrissait ce qu’elle touchait, avait échouée aux mains d’un Alweg presque muet, aux jambes courtes et à la résistance de taureau. Celui-ci n’avait du le fait de conserver le précieux trophée qu’à sa résistance inouïe aux coups des autres déclassés de son unité de « cadavres », bœufs humains juste destinés à absorber les impacts de la cavalerie ennemie, qui avaient vainement tenté d’arracher la hallebarde à sa poigne ferme. Mearus, car cela était son nom il y a bien longtemps, tenait maintenant dans ses mains une compagne qui allait peut-être l’entraîner vers un autre destin.
Ma’ak, l’espadon dont les zébrures trahissaient aux yeux de ceux connaissant les pouvoirs des Dieux la capacité à téléporter son Porteur où il le souhaitait, avait échu à un grand mercenaire Piorad filiforme, taillé dans du bois brut, et dont les trait dessinés à la serpe ne laissait trahir aucune émotion quant à son nouveau statut. Le peuple de Günther était guerrier par nature, être Porteur d’Arme n’était pas un aboutissement pour un Piorad. Ce n’était qu’un début.
Blue Myst, le sabre dont s’échappait en permanence un mince filet de brume épaisse, avait été pour sa part extirpé d’un monceau de cadavre par la main chanceuse d’un Thunk roublard et rusé. De stature plutôt grande, les épaules élargies par les épaisses fourrures de son peuple, Snagat ne ressemblait guère à ses frères du Nord, fluettes ombres glissant entre les épineux, décochant leurs rangs de flèches mortelles avant de disparaître dans les réseaux souterrains que eux seuls connaissaient. Non, Snagat préférait le contact de la chair sur la chair, de l’acier sur l’acier, et avait choisi de suivre les chemins du Sud vers les grandes batailles des plaines. Mais ses yeux plissés et son habileté à se fondre dans son environnement restaient, elles, toutes Thunks.
Quatre. Elles étaient quatre à avoir prêté le serment de se rejoindre après la bataille à la colline de l’arbre mort, et elles n’étaient que trois. Les trois nouveaux Porteurs se jaugeaient, ayant consenti – pour l’instant – à écouter leurs Armes-Dieux et à se rendre à ce point de rendez-vous. Ils ne savaient pas qu’à mesure que les minutes s’écoulait, une sorte d’angoisse montait dans les esprits incarnés à leurs côtés. Qu’était-il arrivé à Mouleh ? La hache Gadhar multicolore était visible de loin, et pourtant personne ne l’avait vu. Elle se régalait notoirement à noyer les adversaires de ses porteurs sous les flammes qu’elle savait cracher ; et nul panache de feu n’avait été aperçu pendant la bataille. Où était leur Sœur ? Aurait-elle été emportée par un Porteur rétif et doté d’une volonté suffisante pour se soustraire à la prise contrôle de l’Arme-Dieu ?
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Il faisait si froid cette année-là, le vent marin balayait la côte Nord-Est de Tanaephis et les Armes-Dieux étaient sorties victorieuses de l’expédition conduite par les Derigions contre les Piorads. C’était il y a des décennies et des décennies, à l’époque où l’Empire Derigion s’étendait encore jusqu’aux confins glacés du monde. Mais pour les Armes-Dieux immortelles, le souvenir était aussi frais que la chaleur sur la joue de l’enfant après la gifle de son père. Et leur colère, naïve et furieuse, était aussi grande.
En ce temps elles n’étaient pas quatre, mais six. En plus d’elles, il y avait Ahlar, pour qui elles auraient tout donné, et Anathos ; la plus puissante des six, leur chef. Pour autant qu’une Arme puisse aimer, toutes aimaient Ahlar. A la personnalité masculine des autres Armes, Anathos en tête, s’ajoutait la personnalité féminine de cette longue épée, du bleu translucide et clair dont sont fait les lacs glacés du grand Nord. Au cœur de leur existence de violence, de désirs et de haine, Ahlar leur apportait le calme et le repos, la douceur d’une femme, d’une sœur, d’une mère.
Etait-ce par haine de cette douceur, par haine de cette part d’humanité qui semblait subsister dans cette enveloppe de métal, qu’Anathos poussa son Porteur à défier celui d’Ahlar en duel ? Ou était-ce par jalousie, parce qu’elle, la plus puissante de toutes, n’était pour Ahlar pas au-dessus des autres, que le sang du Porteur de l’épée teinta de carmin le givre de l’herbe ?
Enfin, quelle folie avait poussé Anathos à faire ramasser Ahlar par son Porteur et à se diriger d’un pas ferme vers le sommet de la côte ? Rassemblant leurs esprits, peinant à comprendre la situation, les autres Armes ne réagirent que trop tard : le porteur d’Anathos était maintenant hors de portée, et malgré leurs courses désespérées, malgré la brûlure de l’air glacé entrant à grandes bouffées dans les poumons de leurs Porteurs, elles ne purent que voir la lame bleue plonger vers les flots, et entendre le cri spectral et terrifiant qu’Ahlar poussa vers le ciel avant d’être engloutie par l’écume.
Il n’est rien de plus terrible pour une Arme-Dieu immortelle, privée de sens en l’absence de son Porteur, que d’être précipitée dans un lieu ou plus personne, plus jamais, ne pourra l’atteindre. C’est une éternité de privation sensorielle, prisonnier du temps, glissant peu à peu vers une folie sans nom indescriptible pour les créatures vivantes qui, quels que soient leurs tourments, bénéficieront toujours du soulagement de la mort.
Ahlar, elle, hurlait sans doute encore.
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Elles étaient quatre à avoir fait ce jour là le serment de retrouver Anathos, quel qu’en soit le prix. L’espadon noir objet de leur haine était puissant alors, plus ancien et plus perverti qu’elles ne l’avaient jamais été. Et il y avait des chances que la différence de puissance n’ait guère changé. C’est en effet bien après la séparation du groupe initial que les quatre armes retrouvèrent la piste de celles qu’elles n’avaient pu défier ce jour là sur la côte. Anathos était réapparu en grandes pompes il y deux années, porté par l’un des dix plus hauts dignitaires Vorozions. Etre porté par Herasmus, membre du Conseil des Vohrs, autorité toute-puissante de l’empire Vorozion grandissant ! Voilà qui devait satisfaire la soif de prestige de leur ennemi le plus intime ! Avec cette exposition publique, l’heure de leur revanche avait sonné. Ma’ak, Mouleh, Gargant et Blue Myst avaient convenu de retrouver Anathos et de lui faire payer le prix ultime qu’il avait infligé à Ahlar.
Mais il devenait clair maintenant que la hache de bataille Gadhar ne viendrait plus au rendez-vous. Il fallait partir à sa recherche, et la retrouver coûte que coûte.
Interrogés par Günther et Ma’ak, aucun soldat Vorozion ou mercenaire engagé dans la bataille ne se souvenait avoir vu la hache multicolore aux mains d’un combattant. Gargant et Mearus arpentaient le champs de bataille de long en large, enjambant les cadavres, en retournant d’autres, et la recherche de la lame mais surtout des traces de brûlures que Mouleh aurait pu laisser sur son passage. Quant à Snagat, prétextant de devoir fouiller dans des recoins isolés, il entraîna Blue Myst dans une entreprise de pillage méthodique des corps découverts, que la discrétion du Thunk et la cupidité du sabre rendit particulièrement efficace.
C’est Günther qui trouva le premier la trace de leur compagnon, en se rendant à l’arrière des lignes. La panique régnait près du corral des officiers Vorozions : un Aenestor puissant, Eccilus, s’était fait dérober son cheval favori par un déserteur. Les soldats Vorozions, perplexes, entouraient le cadavre de la sentinelle. Günther ne fut pas surpris de voir la dépouille carbonisée : son odorat avait déjà reconnu bien avant l’odeur familière de la chair brûlée.
Une fois ses compagnons regroupés, la troupe se présenta à l’Aenestor Eccilus. Un marché simple fut proposé : les Porteurs d’Armes partiraient en chasse et ramèneraient à l’Aenestor son cheval favori, reconnaissable à son immaculée robe blanche. En échange, l’Aenestor leur fournirait trois chevaux Vorozions, opportunément rayés des listes Vorozions, ainsi que 100 rams à chacun, dont la moitié au retour de son destrier. Après une nuit de repos, les cavaliers partirent au grand galop sur la piste de Mouleh. Comptant sur le fait que celui-ci se dirigerait vers les routes pavées du territoire Vorozion, la troupe évita de s’égarer sur les sentiers de traverse. Une rapide halte à la première auberge leur permis de rincer la poussière de la route à grandes rasades de siffan, alors qu’un commis de cuisine leur confirmait avoir vu passer devant l’auberge et au grand galop un jeune homme brun de haute taille, chevauchant un destrier blanc, un arme multicolore à ses côtés… Alors qu’ils s’engageaient sur la route d’Inaccessibility, espérant que la ville de montagne était la destination de Mouleh, leur intuition leur fut confirmée par quelques brigands rapidement éviscérés rencontrés sur le chemin. Le seul survivant remerciera longtemps Snagat le Thunk : sans son regard aiguisé et ses compétences médicales, il n’aurait pas été repéré agonisant dans les fourrés, et l’hémorragie de sa blessure au flanc n’aurait pas été stoppée. Le groupe en étant maintenant certain : Mouleh et son Porteur mystérieux se rendaient à Inac.
Inac, ancienne ville fortifiée Derigion, si solidement accrochées aux flancs de deux montagnes jumelles que ses habitants de l’ancien temps la disait imprenable, inaccessible. C’est avec une certaine dose d’humour teintée d’ironie que les Vorozions révoltés, après avoir embrasé la moitié de la ville et exécuté la majeure partie de la noblesse locale, avait renommé la ville « Inacessibility » lorsqu’elle était tombée entre leur mains il y a 200 ans. La ville était importante, même en prenant en compte le fait que la nature particulièrement hostile poussait les habitants de Tanaephis à se regrouper dans des agglomérations aussi souvent que possible. De ses 40.000 habitants, peu avaient la chance de loger dans les plus beaux quartiers de la ville, ceux de la vieille ville Derigion. Derrière les façades à colonnades et les cours intérieures ombragées et fleuries survivait ce qui restait de la noblesse Derigion. Désargentée, méprisée par bon nombre des autres habitants de la ville, ils avaient souhaiter rester sur les terres de leurs ancêtres au prix de voir leur empire se désagréger sous leur yeux. La majorité de la population ainsi que les troupes en garnison habitaient les nouveaux bâtiments à l’architecture simple, solide et fortifiée comme l’appréciait le peuple de Nerolazarevskaya.
A leur entrée en porte Ouest, le groupe fit la connaissance du sergent Prastus. Les Vorozions, maniaques du référencement et de l’administration, contrôlaient toutes les allées et venues dans Inaccessibility au moyen de grands registres et de coursiers communiquant les entrées et sorties du jour de porte à porte. Apprenant que les Porteurs étaient à la recherche de la monture de l’Aenestor Eccilus, le sergent les fit patienter et demanda à ses hommes de vérifier les registres. Apparemment, un cheval correspondant à la description du destrier volé était bien entré en ville la veille. Son cavalier disait se nommer Ocris, être en ville pour affaire et loger à l’Auberge de la Lanterne. Ainsi que cela était dûment et soigneusement renseigné, il était Porteur d’Arme.